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Toxicomanie et souffrance (des proches)

Traduction de Liliane Salvadori

1 novembre 2000

Le psychoanalyste, en raison de son travail, est en contact permanent avec la souffrance humaine et l’observatoire privilégié constitué par les séances individuelles (au plus les séances sont profondes, au plus se prolonge le temps de la séance), lui permet de recueillir ce qu’il y a de plus intime et vrai qui est niché dans l’âme humaine.  Au cours d’une interaction aussi profonde, progressivement les mensonges, les manipulations, les camouflages, les rationalisations cèdent le pas à des associations mentales qui apparaissent progressivement plus sincères et plus proches du matériel réellement présent dans la partie plus riche, énergétiquement puissante de notre personnalité : l’inconscient.
Si l’on pouvait mesurer la distance entre ce que l’être humain effectivement vit, d’un point de vue psychique et émotionnel et ce qu’il raconte ou croit de vivre, nous serions  sans aucun doute possible contraints à recourir à des années lumière.  Un parmi les problèmes sociaux, qui est le plus sujet à des phénomènes de masse de déni, de refoulement ou de déformation, est sans aucun doute celui de la toxicomanie.  Et dans le même temps, cette dramatique réalité entraîne à sa suite un énorme bagage de souffrances pour le toxicomane et pour sa famille.
Dans un article dédié à la divulgation nous ne pouvons nous contenter de fournir des approximations et opérer des « coupures expositives ». 
Tout d’abord, j’aimerais rappeler un point élémentaire : au-delà d’un faible pourcentage de cas où dans la conduite toxicomaniaque l’on note l’absence d’une conflictualité psychique relevante, le toxicomane est un malade comme un autre : nous devrons donc nous efforcer de l’associer mentalement à n’importe quel autre malade porteur d’une affection somatique grave potentiellement mortelle, (le cardiopathique grave, le malade néoplastique, par exemple, vers lesquels nous éprouvons presque spontanément d’intenses sentiments de pitié).
Cette affirmation qui pourrait être retenue tout à fait pléonastique tellement elle apparaît évidente, suscite en général, de vibrantes dissensions justement de la part des toxicomanes, lesquels, en raison de leur sens démesuré d’omnipuissance qui caractérise leur structure de personnalité et les empêche de percevoir le réel danger connexe à l’utilisation du médicament, tendent à dissimuler dans le but d’une rationalisation défensive, le besoin inconscient, intense et obligatoire, prétendant une vie diverse, héroïque,  tournée vers l’infini, détachée des bassesses qu’ils dédaignent, de la vie quotidienne bourgeoise.
Désormais, et cela est devenu une habitude, je pousse un soupir de soulagement lorsque j’entends un sincère : « Docteur, aidez-moi » de la part d’un toxicomane.  Le malade qui demande de l’aide se situe déjà dans la catégorie avancée de ceux qui tentent de freiner le mal, il a mûri en lui cette idée d’endiguer son mal, innée chez les sujets exempts de ce désir de drogues qui en cas de besoin impératif peut pousser le malade à sacrifier sa liberté afin de s’en procurer
Les autres personnes qui se plaignent de telles situations sont celles contraintes par la peur et l’agressivité inconsciente à éliminer totalement quelque lointaine possibilité de communication entre soi-même et l’ »Autre », le « Délinquant », le « Déviant », un peu comme l’on procédait il y a une dizaine d’années avec les malades mentaux.
Mais, le toxicomane est un malade original : un des signes caractéristiques de sa « maladie » se base sur l’intense appétence psychique de drogues ; en fait, il est dorénavant hors de doute – pour qui possède la plus minime expérience clinique, que le « syndrome d’abstinence » qui a fait l’objet de tant de dramatisations dans le passé, du point de vue des troubles strictement somatiques n’a rien de particulièrement imposant et préoccupant,  il peut être soigné à l’aide d’un traitement pouvant même être qualifié de banal.
Le problème central est que personne jusqu’à présent n’a vu la nécessité de formuler la demande suivante : « Pourquoi cet appétit psychique existe-t-il ?  La réponse, même si elle apparaît déconcertante est que ces sujets ont un réel besoin de cette substance pharmaceutique, socialement dénommée « drogue ».  Ils en ont besoin car elle calme d’une manière provisoire l’intense angoisse et l’intolérable conflictualité interne qui sont les causes de leur agitation.
Si l’héroïne n’avait pas présenté les effets secondaires que nous connaissons de la tachyphylaxie, c’est-à-dire la nécessité d’augmenter progressivement les doses, nécessité due au rapide processus d’intervention de la tolérance, pour produire le même effet pharmaceutique, sa diffusion serait énorme et le produit serait considéré comme les autres médicaments.  Pourquoi ne considère –t-on jamais que l’héroïne, dérivé semi-synthétique de la morphine est en fait un puissant tranquillisant que ce soit à cause de son action directe (rarement, ainsi que par ailleurs tous les tranquillisants provoquent une dysphorie), ou par le notoire effet « flash » de déconnexion avec le propre « Moi » qui est le résultat attendu par le toxicomane ?
Il recherche l’héroïne comme un malade atteint d’un cancer terminal recherche n'importe quel produit susceptible de calmer sa douleur.  Peu importe si la souffrance est perçue au niveau du soma ou au niveau psychique : il s’agit toujours de souffrance. 
Mais, la toxicomanie d’opiacées résulte d’une situation de haute conflictualité psychobiologique.  Et l’on ne peut parvenir à la résoudre sans un processus de prise de conscience des conflits profonds qui alimentent l’appétence.  En fait, le toxicomane ayant recours à l’héroïne ne fait qu’accomplir une tentative inconsciente (et désastreuse) d’autothérapie qui, si d’une part lui permet de vivre, de l’autre lui permet de maintenir inaltéré son état pathologique d’omnipuissance : « Moi je ne suis pas un malade mental.  Je suis simplement différent! ».
L’être humain qui de par les caractéristiques de son terrain psychobiologique finit par développer une toxicomanie, avec la haute pulsionalité de mort qui le caractérise  (en termes usuels, son auto et hétéro destructivité) a toujours existé ; dans les générations lointaines il partait en guerre comme volontaire avec la division d’assaut, durant les années 50 il  jouait sa vie à qui perd gagne dans de folles courses de voitures ou de motos.  Ou alors dans la génération qui nous a précédés il développait un syndrome d’alcoolomanie.  Le toxicomane actuel est particulièrement malchanceux ; premièrement il a rencontré sur son chemin des molécules diaboliques, beaucoup plus agressives et mortelles que les précédentes, ensuite il ne peut dissimuler d’une façon socialement acceptable son problème ; enfin, l’illégalité du marché lui fait porter l’étiquette automatiquement du délinquant.
Un discours parmi tant d’autres, franchement désarmant, qui est souvent tenu malheureusement également par certains « opérateurs» de l’esprit est celui de la responsabilité, un discours qui souvent alimente au sein des familles un état de peine conflictuelle et nourrit de profonds et douloureux sentiments de culpabilité  particulièrement pour les parents.  C’est un discours qui, en observant de plus près la situation, avec une loupe constituée par l’enquête psychoanalytique perd une grande partie de son fondement et acquiert une certaine relativité.  Parce que, l’histoire conflictuelle qui alimente la situation de toxicomanie chez le seul membre de la famille a commencé bien avant, il y a plusieurs générations, elle a trouvé chez d’autres membres de la famille d’autres modalités de représentation (maladies somatiques graves, déceptions sentimentales ou dans le travail, conduites sociales dangereuses ou divagantes etc..), et seulement actuellement, le même trauma transgénérationnel porte les stigmates de la toxicomanie.
Souvent, usant cette précieuse méthode utilisée par l’école micropsychoanalytique qui est l’étude généalogique et qui consiste en une méticuleuse recherche sur la base de sources de documentation diverses, telles que lettres, photographies, archives de famille, photos des maisons etc., le jeune toxicomane a la possibilité de reconnaître, dans des tentatives qui ont intéressé les générations qui l’ont précédé, le même terrain chargé de pulsions de mort qui le caractérise.
Ce contrôle de la réalité, s’il est partagé par le groupe familial actuel, sera une source de grand soulagement, premièrement parce que, avoir la perception qu’il s’agit de faits traumatiques qui se reproduisent sous des formes diverses, atténue l’intensité dramatique artificielle de la pathétique et incompréhensible sensation d’étrangeté de ce qui survient et constitue  une première rencontre de familiarité entre le jeune et sa famille.  La claire perception d’événements traumatiques qui se succèdent au cours des générations, prive la toxicomanie de ce sens brûlant d’irrémédiable, d’épouvantable extranéité, d’élucubrations diaboliques, je me souviens que, lorsque j’étais enfant, les gens parlant de maladies, n’osaient évoquer les mots «tumeurs malignes ». 
Cela constitue le premier pas important; être conscient que le cas de toxicomanie n’est pas le premier événement qui, venant à secouer l'idéalisation rétroactive de chaque Histoire de la Famille parvient à en tourmenter tous les membres.  Le jeune découvre ainsi, la façon de se décharger du grave fardeau de non-appartenance qui lui donne l’impression d’être un monstre sans racines.
S’il entreprend et porte à bonne fin une recherche psychoanalytique doucement, très doucement ainsi qu’une neutralisation progressive de l’état conflictuel inconscient qui nourrit le besoin de drogues, il aura l’occasion de découvrir que l’ambivalence torturante qui le pousse à entrer en conflit avec ses parents et le monde entier, est seulement la énième réplique, un script pour acteurs inconscients, un scénario de représentations et d’affects, qui a une origine lointaine et pour lequel les codes d’expressions ont été égarés.  Donner une voix à ce lointain, traumatique passé, est l’unique manière que nous avons pour le rendre énergétiquement inerte.  Et surtout d’une manière définitive.

 

Ecrit par: Quirino Zangrilli © Copyright

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